LA CHANDELEUR
Projet Homa I — June 13th and 23rd, 2013,
Maison de la culture Maisonneuve, Montréal, QC.
Journée de la Culture — Septembre 29th, 2012,
Galerie Joyce Yahouda, Montréal, QC.

2Kg of sugar, 2.5 Kg of flour, ½ pounds of butter, 2 litre of milk, 125 ml of vanilla, 12 eggs, 1 cup of (gold) glitter.

Invited by : Joyce Yahouda (2012), Geneviève Goyer-Ouimette (curator of Projet HoMa (2013) initiated by C2S Arts et Événements in partnership with the Maison de la culture Maisonneuve and the Guido-Molinari Foundation)

Images : Guy L'Heureux

*

Thoughts on this performance published via projetvivarium.org (webpage disabled) on Novembre 20th, 2013 | Fr.

Donner corps par Dominique Sirois-Rouleau

Nadège Grebmeier Forget se présente à son public . Belle, gracieuse, muette et réservée, elle évoque une réactualisation disneyesque des odalisques d’Ingres. Vêtue de rose et le visage encadré de fleurs artificielles Grebmeier Forget accumule les artifices contemporains d’une féminité pour gamines en quête de licornes et de princesses. Les apparats de l’artiste traduisent alors un univers à la fois mythique et commercial d’une femme de rêve, contrôlée et attendue. Le seul donné de cette performance, son titre : LA CHANDELEUR soit une fête païenne où la confection de crêpes promet d’éloigner la misère et assure de bonnes récoltes.

La performance s’installe dans le silence avec pour seul décor 2 kg de sucre, 2,5 kg de farine, ½ livre de beurre, 2 litres de lait, 125 ml de vanille, 12 œufs et 1 tasse de paillettes tous disposés solennellement sur un petit napperon de dentelle. Grebmeier Forget se graisse le visage de beurre et le recouvre ensuite de paillettes dorées, puis elle entreprend le mélange de la pâte à crêpes. Les ingrédients versés pêle-mêle à même le bas nylon porté par l’artiste épaississent son corps ferme et lisse de masses irrégulières et lourdes. Elle pétrie, roule et pousse le mélange le long de ses jambes jusqu’à la pointe de ses pieds d’où elle extrait la pâte prête à cuire. Enfin, sur un réchaud graissé par le beurre pailleté de son visage, l’artiste fait revenir, comme le produit de cette chorégraphie étrangement charnelle, une crêpe qu’elle décore de fleurs tirées de sa couronne.

Massacrer la mascarade
Procédure longue, méticuleuse et pourtant brouillonne, mais surtout écœurante. Cette chair de pâte molle, humide et flasque manifeste un corps dérangeant et inconfortable. Alors qu’une subtile et réconfortante odeur de vanille embaume l’espace, la performance de Grebmeier Forget génère un malaise complexe. Le corps performé voyage sans cesse de la promesse de luxure au dégoulinant informe, de la grâce à l’artifice, d’une figure réconfortante à une figure repoussante, si bien que l’on ne sait plus comment le regarder. Cette parade outrepasse le charme réel de l’artiste qui porte sa féminité plus qu’elle ne l’incarne. Déguisement de princesse pour une muse puissante mais docile justifiée par le folklore autour de la chandeleur. Cependant, Grebmeier Forget redéfinit cette tradition, lui donne corps, le sien. Les artifices dont elle use interprètent dans un registre spectaculaire la mascarade – d’après l’expression de Sarah Wilson – de la féminité.

À travers une variété de contrastes oscillant essentiellement entre l’érotisme et le dégoût, l’artiste expose son corps avec une insouciance relative. Le corps instrument et support de la tradition comme de la mascarade parle et ce qu’il dit est inélégant. Le corps de Grebmeier Forget est sensible, intime et fragile dans sa manifestation inconvenante et insalubre. La malpropreté met le corps à nu, elle le dépouille de sa sensualité et le préserve du culte de la stérilité chirurgicale. « Le massacre supplante et dépasse la mascarade » (Wilson, 1995, p. 298), à la différence qu’il n’est pas question ici du massacre de la guerre comme chez Wilson, mais de celui du corps inscrit dans l’usage et l’habitude de sa représentation.

Surmonter le corps
L’engagement moral et éthique de LA CHANDELEUR est sous-jacent aux excès de féminité mis en scène. Les artifices se sursignifient comme indices d’une perte de pouvoir. En fait, la mascarade est si clairement performée que les signes de féminité pourraient être privés de la femme et rester tout autant éloquents. Grebmeier Forget construit sa démonstration autour de la déconstruction de la tradition de la chandeleur. Inspirée d’une activité de la sphère féminine, la performance n’est ni le geste ni l’observation d’une représentation authentique ou déterminée de la féminité. L’artiste place son corps au centre de cette activité et en révèle les attentes de même que les limites. Le corps est le support de l’activité. Ainsi, le féminin devient non plus seulement un masque, mais une matière. En fait, la présence et l’action de Grebmeier Forget traduit une posture personnelle dont le principal enjeu est la vulnérabilité même de l’artiste. Entre l’attitude performative et la posture privée, l’artiste infiltre avec LA CHANDELEUR le langage du désir. La performance consiste en un cycle d’actions qui répond autant aux codes de la séduction que de la chandeleur, mais sa matière privée en personnalise le discours. Alliant le strip-tease à la cuisine, l’actualisation de la performance amalgame les canons au corps de Grebmeier Forget. Tant que l’action de l’artiste suit son cours, il nous est impossible de les départager. LA CHANDELEUR se compose a postériori, elle existe notamment dans le tri et le décodage des conventions et des corps qui l’ont façonné.

De la mascarade à l’intimité, le sujet féminin de Grebmeier Forget se construit dans le truchement charnel du folklore. La performance réinterprète les conditions de la tradition, de la femme et du corps, et en trahit la représentation. La chandeleur s’avère ainsi le champ sémantique à l’intérieur duquel la critique devient possible. Construction sociale et intime, il révèle son organisation dans l’interprétation autant cérébrale que sensuelle.

Grebmeier Forget définit avec LA CHANDELEUR une identité au croisement des termes culturels disponibles et de la posture de l’artiste. Une nouvelle identité qui se forme dans l’action. Ni émancipée ni soumise, cette identité se manifeste à même le contexte et la structure de son énonciation. Le corps se performe, mais c’est la performance qui exprime l’identité.

BIBLIOGRAPHIE

BUTLER, Judith. 2005. TROUBLE DANS LE GENRE. Paris : Éditions de la découverte, p. 59-110.
HO, Stacey et Randy GLEDHILL, «La présentation de l’art performance au Canada aujourd’hui», INTER ART ACTUEL, no 115, p.8-11.
LAMY, Jonathan. 2013. «Documentation et transformance». INTER ART ACTUEL, no 115, p. 27-29.
NOCHLIN, Linda. 1999. «Memoirs of an Ad Hoc Art Historian». REPRESENTING WOMEN. Londres: Thames & Hudson, p. 7-33.
TOUVA. 2013. «Un lexique momentané, provisoire, non prévisible, indéterminé, quantique». INTER ART ACTUEL, no 115, p. 24-26.
WILSON, Sarah. 1995. «Féminités-Mascarades». FÉMININMASCULIN. LE SEXE DANS L’ART, Paris : Éditions du Centre Georges Pompidou, Gallimard/Electa, p. 291-302.